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Fiona Reverdy

Lettre aux éditions Des Filles Normales                                                                                                 

 

Bonjour Catherine, Natacha et Sonia,

Pour éclaircir ma réponse à votre demande concernant le parcours artistique de Jean depuis qu’il peint, et pour vous expliquer mieux ce que je ressens, voici des extraits de textes de Tchouang- Tseu sur l’apprentissage et sur son aboutissement. La traduction est de Billeter, ainsi que les commentaires [Leçons sur Tchouang-Tseu, éd Allia].                  

Bien évidemment, ces images valent pour la Vie mais ici je pense à la peinture et à Jean (et l’étrange parallèle avec son premier apprentissage de boucher !)

Le cuisinier Ting dépeçait un bœuf pour le prince Wen-houei. On entendait des houa quand il empoignait de la main l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arc-boutée, du genou l’immobilisait un instant. On entendait des houo quand son couteau frappait en cadence, comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx.

                  - C’est admirable ! s’exclama le prince, je n’aurais jamais imaginé pareille technique !

Le cuisinier posa son couteau et répondit : Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique. Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le bœuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os, ni bien sûr à l’os même (…) Quand je rencontre une articulation, je repère le point difficile, je le fixe du regard et, agissant avec une prudence extrême, lentement je découpe. Sous l’action délicate de la lame, les parties se séparent avec un houo léger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. Mon couteau à la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amusé et satisfait, et après avoir nettoyé la lame, je le remets dans le fourreau. (…)

 

Commentaire de Billeter : Lorsqu’il a commencé à pratiquer son métier, explique-t-il au prince, « il voyait tout le bœuf devant lui ». Il se sentait impuissant devant l’objet qui s’opposait à lui de toute sa masse. Après trois ans d’exercice, « il ne voyait plus que certaines parties du bœuf », dit-il, celles dont le découpage exige le plus d’attention. Il était devenu plus habile, il avait commencé à vaincre la résistance de l’objet, il avait désormais moins conscience de l’objet que de sa propre activité. Puis le rapport s’est transformé tout à fait : aujourd’hui, dit-il au prince, « je trouve le bœuf par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf ». Son adresse et son expérience sont maintenant telles que le bœuf ne lui offre plus aucune résistance et n’existe donc plus pour lui en tant qu’objet. Cette abolition de l’objet va de pair avec celle du sujet. Le cuisinier est si complètement engagé dans l’action qu’il « trouve le bœuf par l’esprit sans plus le voir de ses yeux », dit le texte. (…) « l’esprit » ne peut être que l’activité parfaitement intégrée de celui qui agit. Quand une synergie si complète se produit, l’activité se transforme et passe à un régime supérieur. Elle semble s’émanciper du contrôle de la conscience et ne plus obéir qu’à elle-même.

Voici un deuxième texte à propos d’un nageur qui nage sans encombre dans les courants et les tourbillons dangereux (comme ce que faisais Jean enfant dans la Loire . . . .) Quand Confucius, étonné, l’interroge sur sa méthode, il dit ne pas en avoir une.

Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte. – ‘Que voulez-vous dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre le nécessité ?’ demanda Confucius. L’homme répondit : ‘Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourquoi j’agis comme je le fais : voilà la nécessité. »

 

Billeter : (…) parti du « donné », c’est à dire des données les plus immédiates, les plus simples et les plus communes de l’existence. L’art, lui dit en substance le nageur, consiste à faire fond sur ces données-là, à développer par l’exercice un naturel qui permet de répondre aux courants et aux tourbillons de l’eau, autrement dit d’agir de façon nécessaire, et d’être libre par cette nécessité même.                                                                                                                                                                                                                          

 

Avec toute mon amitié

Fiona Reverdy,

Port-Vendres, janvier 2018 

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